5.2.11

Synagogues


Dominique Jarrassé, Synagogues: une architecture de l'identité juive, Adam Biro, 2001

Refusant le parcours strictement géographique ou chronologique, Dominique Jarrassé aborde ici de façon extrêmement séduisante l'architecture des synagogues à travers le monde et au travers des siècles. L'accent est en effet mis sur la relation architecture-histoire, sur le lien entre l'architecture et la condition des Juifs. Ainsi la synagogue apparaît-elle comme un véritable symbole de l'identité juive, comme le miroir aux multiples facettes des craintes, des aspirations, des orientations d'un peuple face aux persécutions, à l'exil et à la dispersion, à l'intégration dans des pays d'accueil, voire à sa renaissance nationale en Israël. Un ouvrage de référence passionnant et une clef de lecture probante pour comprendre, par exemple, pourquoi les synagogues ont puisé dans tous les styles, pourquoi le peuple juif n'a jamais élaboré un art qui lui soit propre et comment, en matière de synagogues, il n'existe pas un style mais une infinité de styles architecturaux, reflet de la multitude d'évènements qui touche le peuple juif depuis des siècles.
Loin des images toutes faites qui encombrent l'imaginaire de l'Occidental, la région du l'Asir, dans le sud-ouest de l'Arabie Saoudite, se distingue par une architecture et une tradition esthétique exceptionnelles. Les constructions de pierre sèche y sont décorées d'inclusions de quartz savamment agencées en compositions géométriques ou végétales. Les maisons en terre, elles, offrent la surprise de leurs façades peintes: arc-en-ciel cristallisés, débauches de couleurs stratifiées, explosions chromatiques sur fond de montagnes arides. Mais ces décors polychromes envahissent les murs et les escaliers, les plafonds et les portes. Fait remarquable, ce sont les femmes qui peignent, se transmettant ce savoir et cette étonnante créativité de génération en génération. Ce livre constitue l'étude géographique et esthétique complète d'un patrimoine très peu connu, mis en déséquilibre par les nouveaux modes de vie de ces régions jusque-là assez fermées, et digne d'être découvert et sauvegardé.

Sur l'auteur. Dominique Jarrassé est professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Michel de Montaigne-Bordeaux III. Ses travaux portent sur l'architecture et l'art du XIXe siècle. A fait sa thèse (Paris IV) sur L'architecture thermale en France entre 1800 et 1850 et son HDR (Paris IV) sur L'Architecture des synagogues en France au XIXe siècle. A été chercheur à l’Institut Français d'Architecture pour l'exposition Villes d'eaux en France (1983-1985), puis maître de conférences à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Spécialiste du patrimoine juif français et historien de l'Art, il a été commissaire de l'exposition du musée d'Orsay Le Temps des Synagogues en France 1791-1914, présentée en 1991. Il a publié des ouvrages concernant la peinture (La peinture française au XVIIIe siècle, 1999), les arts africain et océanien (Le palais des colonies. Histoire du musée des Arts d'Afrique et d'Océanie, 2002), l'architecture paysagère (L' Art des jardins parisiens, 2002) ou encore des artistes dont le travail fut déterminant tels qu'Auguste Rodin (Rodin : la passion du mouvement, 2001) ou Toulouse Lautrec (Henri de Toulouse-Lautrec-Monfa, 1991). Pourtant, l'essentiel de son oeuvre s'intéresse à la culture (L' Art juif, 1995), la diaspora (Les juifs de Clermont : une histoire mouvementée, 2002) et le patrimoine juif (Guide du patrimoine juif parisien, 2004). Il a publié L'Age d'or des synagogues (1991) et Une histoire des synagogues françaises. (1997). Son livre phare reste Synagogues - Une architecture de l'identité juive, dans lequel il aborde l'architecture juive d'un point de vue historique, touristique, sociologique et religieux, en s'appuyant sur l'expérience de personnalités emblématiques telles que Georges Pérec, Modigliani, Chagall ou encore Dreyfus. Passionné de littérature et d'histoire, il est actuellement professeur à l'Université Bordeaux 3. Son dernier ouvrage, Existe-t-il un art juif ?, pose la question essentielle de l'identité, et de son influence sur le travail et la reconnaissance artistique. Plusieurs de ses livres ont été traduits en anglais et édités à l'étranger.


Interview. Propos recueillis par Thomas Yadan pour Evene.fr, Mai 2006. De l’art à l’identité, du judaïsme à l’altérité, Dominique Jarrassé entreprend avec talent l’histoire d’une question, bouleverse les catégories initiales de l’histoire de l’art et dévoile la généalogie d’un certain nombre de préjugés. Rencontre avec l’auteur du livre ‘Existe-t-il un art juif ?’

Pourquoi cet intérêt pour "l’art juif" ?

J’ai beaucoup travaillé sur la question de l’architecture des synagogues. En tant qu’historien d’art, je me suis posé des questions sur "l’art juif". Je me suis très vite aperçu que le plus important est moins le mot "art" que le mot "juif". Il y a une pluralité de réflexions, de définitions de "l'art juif", qu’il me semblait intéressant d’éclairer dans une perspective historique.

Vous avez restreint le terme "d’art juif" à l’art plastique ?

La musique mériterait aussi, évidemment, une réflexion du même ordre. Il y a une histoire du discours, du préjugé autour des juifs et de la musique, avec comme point initial, Wagner et l’incapacité des juifs, non pas à créer, mais plutôt à exploiter. J’ai également écarté la question de l’architecture que j’ai déjà traitée dans d’autres livres. En particulier, dans un livre intitulé ‘Synagogues’ avec comme sous-titre ‘Une architecture de l’identité juive’. Je tentais de prouver que l’identité juive est au coeur de la réflexion sur l’histoire de la construction des synagogues et qu’en même temps la judeïté n’est pas une chose donnée, définitive, unique, figée. Elle se crée et évolue au contact des civilisations, des contextes et des mutations internes au judaïsme, lui-même. Ainsi, dans ce livre, j’ai préféré restreindre la question à l’art plastique. Dans l’art plastique une problématique singulière concerne les aptitudes des juifs à produire de l’art. Pour deux raisons : soit des causes rabbiniques qui imposent une vocation morale, éthique au détriment de l’esthétique ; soit l’argument antisémite qui prétend que c’est congénital, qu’ils sont totalement incapables de faire de l’art. C’est une sorte de préjugé dont j’ai voulu faire la généalogie.

Votre livre est plus l’histoire d’une question, qu’une réponse à l’existence d’un "art juif"?

C’est un livre de questionnement où l’on trouvera un enrichissement de la question. C’est toujours sous cette forme que l’on s’est interrogé. Je signale, au passage, que l’on ne dit pas "Qu’est-ce que l’art juif ?" mais "Existe-t-il un art juif ?", formulation qui est le produit de ce fameux préjugé, dont je parlais tout à l’heure. Il me semble, aussi, que s’agissant de quelque chose qui touche en profondeur la relation de l’identité et de la culture juive, on doit le faire selon la méthode talmudique, en s’interrogeant insatiablement, en interrogeant les catégories que l’on utilise et en laissant le débat ouvert. Ouvert à des modalités de définition de l’art juif, que je ne vois, moi, que pluriel. Car, la grande erreur consiste à dire "art juif", lorsque évidemment, il y a une multitude d’identités juives. "L’art juif" ne peut pas exister à partir des modalités propres aux autres arts. Il y a une incapacité, pour l’historien d’art, à fermer la catégorie "art juif", à l’essentialiser. Paradoxalement, certains juifs en ont eu la tentation.

Votre livre est aussi une histoire des rapports entre l’artiste et une totalité politique ou culturelle englobante ?

Une part de mon travail consiste à réexaminer les catégories que l’on utilise en histoire de l’art. Il existe des catégories que nous avons, soi-disant, abandonnées, celles de Hippolyte Taine. C’est une pensée déterministe, énormément convoitée au XIXe siècle, réduisant l’artiste à n’être que le produit de la race, du lieu et du moment. La plupart de mes collègues continuent à faire implicitement du Taine. Prenons l’exemple de "l’art flamand". Dès que l’on cherche à trouver des caractéristiques spécifiques à l’art flamand, on retombe dans ces grandes géographies artistiques, on essentialise et on frustre l’individualité de l’artiste. L’art et les artistes contemporains, en particulier, ont revendiqué avec force le droit de ne pas être réduit au groupe, à la dimension collective. Une indépendance de l’artiste revendiquant l’universel en art. Or, qu’est-ce que l’on fait avec une histoire de l’art faisant des dictionnaires sur les artistes juifs ? Ces artistes sont venus en France pour échapper aux ghettos d’Europe de l’est où une situation politique précise les rivaient à leur statut de juif, et, paradoxalement, le marché de l’art est en train de les redéfinir exclusivement comme juif, de les ghettoïser.

Travailler sur "l’art juif" oblige donc à repenser les catégories de l’histoire de l’art ?

Ce livre est une réflexion sur les catégories de l’histoire de l’art et si je m’attaque à l’art juif, c’est pour, plus tard, m’attaquer à l’art français. C’est un travail que l’historien d’art n’a pas fait depuis le début du XIXe siècle. L’histoire de l’art s’est construite dans un contexte où l’on utilisait énormément les catégories de l’anthropologie. On rêvait d’une scientificité légitimée par les sciences naturelles, exaltant à cette époque la réalité de l’anthropologie raciale. Or, les autres disciplines ont fait un travail pour se libérer de cela. L’histoire de l’art ne l’a pas fait et continue à entretenir une tendance nationaliste. Regardez à l’exposition ‘La Force de l’art’, le débat en ce moment se focalise sur l’existence d’une scène "de l’art français". Par rapport à New York, par exemple, on a un complexe, alors on est en train, à coup d’expositions ou de séminaires, de produire un art officiel qui serait représentatif de la France. C’est complètement aberrant.

Vous préconisez alors une interprétation exclusivement plastique ?

Non ! L’histoire de l’art ne peut pas rester sur l’interprétation exclusivement plastique. Si vous voulez comprendre l’art du XIXe siècle et du début du XXe siècle, vous êtes bien obligés de prendre en compte toutes ces catégories. Se contenter d’une histoire de l’art moderne, en ne faisant que l’analyse des catégories plastiques, revient à évacuer la présence de l’identité juive. Il ne faut pas tomber, non plus, dans le formalisme pur. Mais, dans tous les cas, il est impensable de construire naïvement les catégories avec lesquelles on analyse l’art aujourd’hui par l’intermédiaire de celles issues du XIXe siècle. Le formalisme en art ou en histoire de l’art est aussi réducteur que le nationalisme. L’histoire de l’art, s'écrit surtout par rapport aux critères modernes, c'est-à-dire comment une avant-garde a engendré une autre avant-garde et ainsi de suite. Vous pouvez essayer de voir si les juifs ont joué un rôle dans cette avant-garde, recherches auxquelles se livrent certains historiens. Ce n’est pas le plus passionnant. Je crois que ce qui est plus intéressant, c’est de faire une place à des critères plus larges. En histoire de l’art, on peut prendre en compte des expériences artistiques, émanant de groupes artistiques qui sont définis sur un certain mode (juif tunisien, lituanien, américains, etc.), sans nier que les critères plastiques soient importants. Mais l’art est aussi l’aspiration à une expression identitaire ou expérimentale. On a alors plus d’ouvertures possibles, pour la construction d’une histoire de l’art plus globale, par la prise en compte d’expériences longtemps marginalisées, minimisées ou niées.

Quelle conclusion au sujet de "l’art juif" ?

Tout au long des débats historiques apparaît la tentative de fermeture, de repli, de définition dans une essence figée, fermée. La richesse du judaïsme a toujours été dans ce dialogue avec "l’Autre". On est rentré dans une phase où il existe de nouvelles modalités de l’existence de l’identité juive. Il faut absolument que ce qui est au coeur de "l’art juif" reste cette attention à l’altérité.